L’obligation de fermeture imposée aux commerces « non-essentiels »  peut-elle justifier une suspension des loyers commerciaux et professionnels ?

De nombreux articles récents publiés sur ce sujet évoquent la possibilité pour le locataire de suspendre unilatéralement son loyer en raison prétendument d’un cas de force majeure.

Or, à ce jour, cette question n’est pas pas tranchée et doit conduire à la plus grande prudence du côté des locataires. Nos conseils.

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CE QU’IL EST RISQUÉ DE FAIRE : SUSPENDRE UNILATÉRALEMENT LE LOYER

Dans la situation actuelle, le terme de suspension du loyer impliquerait une « annulation » pure et simple du loyer . En effet, l’obligation de mise à disposition d’un local ne pouvant être reportée dans le temps, l’obligation du locataire – payer le loyer – devrait s’éteindre. Quelles seraient les  justifications ?

La force majeure

Le motif qui revient le plus fréquemment à la lecture d’articles spécialisés serait l’existence d’un cas de force majeure.  Cet argument a notamment été exprimé par le Ministre de l’économie, Monsieur Bruno LE MAIRE, qui déclarait que le Covid-19 représentait un cas de force majeure.

Or, ces déclarations, bien qu’émanant d’un Ministre, ne constituent pas du droit positif. Elles ne sont dès lors pas opposables à un juge, saisi de cette question.

Qu’en est-il juridiquement ? 

Rappelons qu’aux termes de l’article 1218 du Code civil, le débiteur d’une obligation peut s’en exonérer en démontrant l’existence d’un cas de force majeure. Une telle situation suppose :

  • la survenance un événement échappant au contrôle du débiteur (extérieur) ;
  • qui ne pouvait être raisonnablement prévu lors de la conclusion du contrat (imprévisible) ;
  • dont les effets ne peuvent être évités par des mesures appropriées (irrésistible).

Dans la situation actuelle, l’extériorité de la survenance du virus ne fait pas débat.

S’agissant de l’imprévisibilité, elle ne prête pas davantage à discussion dès lors que le contrat de bail a été conclu avant que l’épidémie soit annoncée sur le sol français, soit courant janvier 2020 ou déclarée comme une urgence de santé publique par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) le 30 janvier 2020.

Cependant, le troisième critère, celui de l’irrésistibilitéest plus délicat à caractériser.

En effet, l’obligation principale du preneur est de payer le loyer. Or, si de nombreux locataires se trouvent incontestablement en difficultés pour ce faire, il faut considérer qu’une obligation de payer une somme d’argent n’est presque jamais irrésistible.

C’est d’ailleurs la position de la Cour de cassation qui exclut le cas de force majeure du domaine des obligations de payer. Dans un arrêt du 16 septembre 2014, la Cour de cassation a en effet eu l’occasion d’affirmer que « le débiteur d’une obligation contractuelle de somme d’argent inexécutée ne peut s’exonérer de cette obligation en invoquant un cas de force majeure ». (Cass. com., 16 sept. 2014, nº 13-20.306)

Dès lors, sauf revirement de jurisprudence, il faut déconseiller selon nous toute suspension unilatérale du loyer fondée sur la force majeure ou alors l’invoquer en dernier recours.

En tout état de cause, la tentative de démonstration d’un cas de force majeure nécessiterait des preuves factuelles relativement solides. Il faudrait pour cela démontrer, a minima, l’empêchement absolu – irrésistible – de payer le loyer par une absence totale de trésorerie, un refus d’octroi de prêts de trésorerie et d’un découvert bancaire.

Enfin, il faut réserver le cas où le contrat litigieux exclurait la force majeure comme cause d’inexécution.

Le manquement du bailleur à son obligation de délivrance

Certaines analyses ont évoqué le manquement du bailleur à son obligation de délivrance afin d’exonérer le preneur du paiement du loyer.

L’obligation de délivrance est prévue à l’article 1719 du Code civil. L’une des composantes de cette obligation est d’obliger le bailleur à mettre matériellement à la disposition du locataire le local loué. (Cass. 3e civ., 16 janv. 1980, no 78-12.389)

A défaut, il est admis que le preneur puisse suspendre son loyer  en se fondant sur l’exception d’inexécution de l’obligation de délivrance(article 1220 du Code civil)

Cet argument peut-il être invoqué dans la situation actuelle ? Nous ne le pensons pas.

En effet, il a été jugé  que l’obligation de délivrance du bailleur n’était pas applicable en cas de force majeure. (Cass. 3ème civ. 29 avril 2009 n° 08-12.261 ; Cass. 3e civ., 28 sept. 2005, no 04-13.720). Ainsi, la force majeure pourrait justifier l’impossibilité absolue (irrésistibilité) pour le bailleur de satisfaire à son obligation.

Dans la situation actuelle, il nous semble que le bailleur pourrait valablement l’invoquer pour justifier l’inexécution de son obligation.  En effet, l’épidémie de Covid-19 est incontestablement extérieure et imprévisible pour le bailleur. Surtout, à la différence de l’obligation de payer, la fermeture administrative qui lui est imposée, apparaît comme étant irrésistible et l’empêche de remplir son obligation de délivrance.

C’est la raison pour laquelle, il nous paraît là encore particulièrement risqué, en l’état, de suspendre unilatéralement le loyer sur ce fondement.

CE QUE VOUS POUVEZ FAIRE : REPORTER LE PAIEMENT DU LOYER

Le report du loyer est une simple faculté

L’ordonnance n° 2020-316 du 25 mars 2020 a prévu un mécanisme de neutralisation des sanctions en cas de non-paiement des loyers professionnels et commerciaux dont l’échéance intervient entre le 12 mars 2020 et le 24 juillet 2020.

Ainsi, en cas de non-paiement pendant cette période, le bailleur ne pourra pas :

  • Demander en justice la condamnation du locataire au paiement des loyers et charges ou de pénalités ;
  • Se prévaloir de la résiliation du bail pour non paiement fondée sur la clause résolutoire ;
  • Actionner les éventuelles garanties.

Cependant, ces dispositions ne prévoient pas d’ « annulation » du loyer mais un simple report.

Ainsi, ces sommes restent  dues par le locataire mais leur non-paiement reste sans conséquences jusqu’au 24 juillet 2020. A cette date, elles redeviendront intégralement exigibles (sauf en cas de nouvel aménagement d’ici là).

C’est la raison pour laquelle, il est conseillé aux entreprises qui le peuvent, de ne pas suspendre le paiement du loyer pendant cette période.

Quelles entreprises peuvent s’en prévaloir ?

Cette possibilité de reporter, sans conséquences, le loyer ne concerne cependant que les entreprises qui sont éligibles au fonds de solidarité.

Dans les grandes lignes, cela concerne donc les entreprises suivantes :

  • celles réalisant moins d’1 M de CA, ayant moins de 60.000 euros de bénéfice et un effectif salarié inférieur ou égal à 10 ;
  • qui ont fait l’objet d’une fermeture administrative (arrêté du 15 mars 2020) ou qui ont subi une perte de CA d’au moins 50 % au mois de mars 2020 par rapport à 2019 ;
  • dont l’activité a débuté avant le 1er février 2020 ;
  • dont le dirigeant majoritaire ne sont pas titulaires, au 1er mars 2020, d’un contrat de travail à temps complet ou d’une pension de vieillesse et n’ont pas bénéficié, au cours de la période comprise entre le 1er mars 2020 et le 31 mars 2020, d’indemnités journalières de sécurité sociale d’un montant supérieur à 800 euros ;
  • bénéficiant de procédures collectives.

A ce stade, nous pouvons seulement affirmer que les dispositions en vigueur n’autorisent qu’un simple un report mais non une suspension. Toute autre mesure, décidée unilatéralement par le preneur, se ferait à ses risques et périls.

CE QUE VOUS DEVEZ FAIRE : NÉGOCIER AVEC LE BAILLEUR

Dans les prochaines mois, des décisions de justice viendront, en derniers recours, répondre à ces incertitudes.

En l’état actuel, et tant qu’aucune solution sûre ne se dégage, il est conseillé aux preneurs de se rapprocher de leur bailleur afin de négocier avec eux les modalités d’un report voire d’une annulation de loyer.

Aussi, pour tous les baux conclus ou renouvelés depuis le 1er octobre 2016, l’article 1195 du Code civil prévoit une faculté de renégociation du contrat lorsque son exécution est rendue excessivement onéreuse pour une partie. Dans ce cas, il appartient aux parties de renégocier les modalités de leurs obligations. En cas d’échec, cela peut aboutir à la résolution judiciaire du bail.

Cependant, cette faculté de renégociation n’autorisera pas le preneur à suspendre le loyer le temps des négociations.

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